"Fourmi tenace" sera mon nom

Dans la chambre de Mamie, je réfléchis, une fois de plus, à ce qui est important et à ce qui ne l' est pas, à ma notion très particulière de ce que je juge important ou pas, et qui détermine ma place dans l'univers.

Ayant corrigé mes dernières copies sur Pascal auprès d' une mourante, je me dis que j'ai de la chance.
Pascal pense que l' homme cherche des "divertissements" pour fuir sa misère et supporter son insupportable condition : insatisfaction, mort certaine, vanité , parce qu' il ne trouve pas sa place .

Moi, ma place, je l' ai trouvée, je la trouve toujours, j'hésite rarement.

Elle n'est pas forcément où je voudrais être, mais toujours où il faut que je sois.

J'ai de la chance parce que, même si les soins aux enfants, aux animaux, aux plantes peuvent être considérés comme des "divertissements" , au même titre que le théâtre, le tango , le piano ou la cithare, la lecture, les claquettes ou les ouvrages manuels, je ne me sens jamais insatisfaite et je n' ai toujours pas peur de la mort.

Peut-être que, justement, je n' ai pas peur de la mort parce que j'aime tant la vie !

Chambre de Mamie au regard des élections ... des rivalités politiques, des disputes stupides de mes élèves, de mes collègues ... ambitions , argent, incapacité d'aimer ou de le dire ...

Chambre de Mamie où ce qui est important, c'est une cuillère d'eau gélifiée .

Je mesure mes "contradictions" pascaliennes : souhait qu' elle meure, que tout cela cesse, et immense joie lorsque, fraîche et rose soudain sans raison, elle nous sourit.

Une cuillère de compote, réussir à la pivoter sur le côté pour qu' elle souffre moins, crier stupidement victoire parce que je lui ai fait ingurgiter un dérisoire antibiotique qui ne changera rien , voilà ce qui est le plus important pour moi .

Et aussi, entendre la voix de ceux que j'aime au téléphone : une respiration, la voix que j'aime, les petits sanglots étouffés de l' un, la voix cassée de l'autre .

Face à Mamie, je retrouve cette absurde lutte pour la vie que j'ai toujours menée, face à mes tout petits bébés, face aux malades, face au tout petit Chaton à qui je faisais avaler une goutte de lait après l' autre en lui disant avec une si douce dureté : "Tu avales ça, parce que ça, c'est la vie, et si tu ne lapes pas, tu meurs ! "

Je ne serai, hélas, jamais une femme fatale, apparemment .... une " bonne soeur" ? ... vus tous les reproches dont j' accable le Grand Barbu , je ne crois pas ....

Jo Le Gallic disait qu 'il valait mieux "engueuler le Bon Dieu " que de ne pas lui parler du tout ... il doit être content de moi, le Père Le Gallic ! pour "engueuler, j' engueule ! " ...

Dans la chambre de Mamie, je corrige mes copies, une à une, j'aligne mes petits points de croix, un à un, je donne mes cuillèrées d' eau gélifiée, une à une, je déplace un drap d'un millimètre , fourmi laborieuse, fourmi patiente, fourmi dérisoire et stupide.

"Fourmi tenace" sera mon nom !

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